Un jardin perdu

Une oasis dans un désert rocheux.

C’est vieux comme la terre !

Si tu désires être aimé et accepté par tout le monde, tu feras ce que fait l’humanité depuis qu’il existe : tu te conformeras à la masse que tu désires intégrer. Mais lorsque j’observe la nature, et j’ai la chance de souvent m’y perdre pour m’y retrouver, ce n’est pas ce qu’elle enseigne.

Voyons un jardin. S’il n’y avait que de l’herbe, ce n’en serait pas un. S’il n’y avait que des fleurs, ce n’en serait pas un. S’il n’y avait que des arbres ou des arbriseaux, ce n’en serait pas un. Il faut que chacun de ces éléments se joigne aux autres pour que c’en soit un. Or, tout différents que ces éléments puissent être, ils ne sont pas en désaccord, mais en harmonie. Si ce n’était pas le cas, on n’aurait pas forgé le concept de « jardin » en les regardant ensemble, mais on aurait eu une impression malaisante de désordre.

Et pourtant, j’ai de plus en plus le sentiment que dans notre société, plus les années passent, et plus les différents éléments de notre « jardin social » se sentent en droit d’exiger des autres éléments qu’ils cessent d’être différents d’eux. Je ne dis pas « souhaiter », je ne dis pas « penser », je ne dis pas « exprimer l’idée »… car c’est le propre de l’humain d’avoir des désirs, des opinions et le besoin de les exprimer au grand jour. Je dis « exiger ». Il y a dans ce simple mot une terrible violence. Car pour l’exercer, le seul moyen à disposition est la « pression ».

Alors, je ne suis pas naïf. Je suis conscient que cette tendance et la pression qui en découle ont toujours existé depuis que l’homme est homme. Et il y a eu dans le passé, comme il y a encore dans le présent, des endroits où ils se déchaînent jusqu’à menacer l’intégrité physique ou l’existance même de ceux qui ne se plient pas. Rien de nouveau sous le soleil. Mais de nos jours, dans un monde de plus en plus connecté, épié, étalé dans son ensemble à la vue et la connaissance de tous, cette pression prend des formes subtiles, absolues et meurtrières dans l’entourage même de chaque être humain.

On te dira : « Sois toi-même » (ce qui est sain), mais on te fera comprendre : « Si tu es est différent de ce qu’est la masse qui t’entoure tu es banni ». On te dira : « Sois libre de t’exprimer » (ce qui est sain), mais on te fera comprendre : « Si ce que tu dis n’est pas conforme à ce que dit la masse qui t’entoure tu es banni ». On te dira : « C’est la différence qui fait toute la richesse d’une société » (ce qui est sain), mais on te fera comprendre : « Si tu es différent de la masse qui t’entoure tu es banni ». Cette litanie est loin d’être close. Or, n’être entouré que de personnes qui d’un commun accord te bannissent, c’est embrasser une solitude morbide. Car le but de ce bannissement est de te forcer à te nier toi-même pour rentrer dans les rangs. Les différentes « masses » d’ailleurs ne sont plus si séparées. Où que tu sois, dans le milieu du travail, parmi les amis, les relations, tu touveras une « masse » différente qui militera activement pour que tu entres dans SES rangs.

Cercle vicieux. Si tu le fais, tu es réintégré au prix de toi-même. De ta bouche, de tes gestes, de ton attitude et de tes choix pratiques, te voilà conforme à la masse. Mais au fond de toi, tu te dégoûtes dans cette vie parce que tu n’es pas toi-même, pire tu vis une hypocrisie à ciel ouvert. Si tu ne le fais pas, le bannissement resserrera son étau par un concept qui n’a plus besoin d’être expliqué aujourd’hui : le harcèlement, de plus en plus fort, de plus en plus cruel, de plus en plus mortel. Car dans les deux cas, ta vie n’aura plus à tes yeux le moindre attrait. Beaucoup se conformeront et se mentiront à eux-mêmes, chercheront à justifier ce qu’on leur impose afin de se convaincre qu’ils en sont heureux. Ils en nourriront cependant de l’aigreur, et y puiseront la rage d’harceler à leur tour ceux qui ne sont toujours pas dans « les rangs ». Ainsi, ils essaieront de se convaincre qu’ils ont fait le bon choix. Certains cependant, sans doute plus entiers et authentiques que les autres, finiront par tellement se dégoûter qu’ils décideront de mettre fin à leurs jours pour en terminer avec cette vie fade où ils ne se reconnaissent pas. Ceux qui voudront résister et ne pas se conformer devront bien trouver la force de faire face à la masse et de lui dire : « Je t’accepte comme différente de moi, mais je n’accepte pas de me trahir pour te faire plaisir ». Le soucis réside dans « la force » en question. Où la puiser ? Heureux celui a trouver son « carburant ». Il est en combat continuel, mais il ne plie pas, et il trouve malgré tout sa liberté et son bonheur. En parallèle, ceux parmi ces derniers qui ont cherché en vain « leur force » finiront par désespérer et être tellement dégoutés de leur situation qu’il décidront eux-aussi de mettre fin à leurs jours pour en terminer avec une vie que l’autre a rendu fade et même douloureuse.

Je ne donne pas d’exemple. Pas besoin. Regardez en vous-mêmes, autour de vous, dans les médias, dans les réseaux sociaux… Combien sont partis déjà ? Combien y pensent ? Et pourquoi ?

Prenez conscience de certaines petites vérités de la vie quotidienne, en soi pas très graves, mais qui démontrent dans l’état d’esprit général qu’on n’a plus le droit d’être soi-même dans les moindres petites choses sans voir fondre sur soi des remarques cruelles, des injures sans nom, des moqueries gratuites, ceci pour démontrer que vous n’êtes pas dans les rangs de la « masse » qui s’adresse à vous. Par exemple, on n’a plus le droit d’aimer un film que les « critiques » ont détesté ou mal noté. Sinon, c’est qu’on n’a aucun goût cinématographique. D’ailleurs, on n’a pas plus le droit de détester un film que les « critiques » ont adoré et bien noté. Sinon, c’est qu’on n’a pas plus de goût cinématographique. En gros, la « masse » des critiques me dit quel film je dois aimer ou détester afin d’être dans « les rangs » et d’éviter d’être « lynché » à petite échelle pour ce « crime » artistique. Même combat pour la mode vestimentaire, pour les jeux vidéos, pour la musique, pour la cuisine… Jusque là, on va me dire qu’il n’y a pas mort d’homme. Certes, mais ça devient plus fort et plus sauvage si on commence à parler de « convictions politiques », de « croyances religieuses », de « choix d’éducation de ses enfants », de « culture éthnique », de « couleur de peau » ou de « vie amoureuse ». Et un tout petit rien peut dégénérer, au fil du nombre de personnes venues de « la masse » qui s’agglutinent autour de soi et qui entrent dans un véritable concours de celui ou celle qui fera le plus de mal à ce véritable « renégat ».

Il n’en demeure pas moins vrai que la seule voie qui vaille le coup, c’est de résister à la masse, de lui faire face, de rester soi-même et d’y trouver sa liberté et son bonheur. Le tout, et c’est un vaste programme, est de trouver en soi ou ailleurs « la force », « le carburant » qui permettra de résister et de ne pas sombrer dans le désespoir. Il n’y aura jamais de situation parfaite dans le monde acuel, mais celle où l’ont peut encore trouver la paix avec soi-même, c’est celle justement où l’on reste soi-même envers et contre tout.